« La morale anarchiste » de Kropotkine (1889)

« Ne se courber devant aucune autorité, si respectée soit-elle ; n’accepter aucun principe, tant qu’il n’est pas établi par la raison. » Voici comment Kropotkine définit la philosophie anarchiste. La rédaction de La morale anarchiste est motivée par l’attitude de ses contemporains nihilistes et libertaires qui rejettent toute idée de morale avec la critique des morales religieuses. Kropotkine refuse de rejeter l’idée même de morale et nous en propose ici une qui soit en accord avec les lois de nature et la raison.

S’il critique l’utilitarisme de Bentham et Mill c’est pour son aspect individualiste. Le bien et le mal sont synonymes, pour eux, de ce qui est utile et nuisible à l’individu. Kropotkine entant lui substituer un utilitarisme qui intègre l’intérêt de l’espèce, intérêt que nous partageons tous naturellement et se manifestant par la solidarité, la sympathie. Étonnamment, c’est chez Adam Smith que Kropotkine va trouver « la vraie origine du sentiment moral » à travers le sentiment de sympathie. L’appui mutuel et la solidarité sont la loi du progrès et de la survie des espèces. Le sentiment moral est donc inné chez l’Homme, c’est une nécessité : « Il serait plus facile à l’homme de s’habituer à marcher sur ses quatre pattes que de se débarrasser du sentiment moral. »

L’analyse de Kropotkine aura survécu à l’épreuve du temps et de l’évolution des connaissances puisque nous retrouvons la même idée chez Jean-Didier Vincent dans Biologie du Pouvoir :

« Compatir, c’est souffrir de la souffrance d’autrui ou jouir de son plaisir ; plus largement, c’est éprouver en soi les passions d’autrui. La compassion exige la présence effective et affective de l’autre. Face à cet autre, je me trouve devant mon semblable : il est ému et je suis ému par son émotion. […] l’empathie apparait comme une fonction indispensable à la vie sociale chez les animaux. Son développement sur des millions d’années, grâce à l’augmentation des capacités cognitives et l’enrichissement du répertoire émotif, a contribué à l’évolution des primates conduisant notamment à cet animal de société qu’est l’homme. […] L’homme compassionnel apparait environ neuf cent mille ans avant le présent, au début du paléolithique inférieur, période où il a appris le langage à double articulation et la marche debout. »[1]

Peut-on alors parler d’altruisme ? Cette solidarité est-elle désintéressée ? Pas pour Kropotkine, partisan de la théorie de l’égoïsme. Tous nos actes, mêmes altruistes, sont motivés par la recherche du plaisir, de la gratification. « Rechercher le plaisir, éviter la peine, c’est le fait général (certains diraient la loi) du monde organique ». Cette loi a également su résister à l’épreuve du temps et à l’apparition des neurosciences qui ont pu nous donner des explications sérieuses du fonctionnement de notre cerveau et de nos comportement. Nous retrouvions cette même lecture dans les années 1970 chez Henri Laborit et aujourd’hui encore avec Sebastien Bohler dans Le bug humain[2] : « l’égoïsme et l’altruisme sont l’un et l’autre motivés par le plaisir[…] Même les actes les plus désintéressés sont engagés parce qu’ils procurent du plaisir. »

Il ressort de l’abandon de la distinction entre altruisme et égoïsme que l’intérêt de l’individu se confond avec l’intérêt collectif. Pour Kropotkine l’homme libre et éclairé agit nécessairement dans une direction utile à la société. La conséquence étant que notre perception de ce qui est bien ou mal, c’est à dire utile ou nuisible, dépend directement de notre capacité à juger correctement de ce qui est objectivement utile ou nuisible. « La conception du bien et du mal varie selon le degré d’intelligence ou de connaissances acquises. Elle n’a rien d’immuable. » Si nous tendons tous naturellement à concevoir comme bon ce qui est utile, et mauvais ce qui est nuisible, nos divergences ne viennent que de nos différentes évaluations de ce qui est utile ou nuisible.

Si les conclusions de Kropotkine restent toujours valides, nous émettrons cependant certaines réserves quant à la méthode qui lui permit d’établir ses lois sur la solidarité. Son argumentaire repose en grande partie sur des analogies avec le monde animal et il déduit ses lois à partir de faits particuliers, par induction.

Malgré ces quelques défauts, la lecture de La morale anarchiste présente le double intérêt de faire connaître les bases philosophiques de l’anarchisme, notamment son fondement rationaliste, et de proposer une morale basée sur les lois de nature qui soit toujours pertinente car conforme à nos connaissances actuelles de l’humanité.

[1]https://refractairejournal.noblogs.org/post/2018/03/11/biologie-du-pouvoir-de-jean-didier-vincent/

[2] https://refractairejournal.noblogs.org/post/2019/02/27/le-bug-humain-sebastien-bohler-2019/

Ce contenu a été publié dans Médiathèque, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.