Éléments pour l’atelier/débat avec la CNT-AIT sur le Postmodernisme

Je vous propose ici quelques éléments sous forme de citations et de remarques personnelles qui ont été utilisées lors du débat sur le postmodernisme avec la CNT-AIT pendant son camping d’été 2016. J’y ai rajouté une note sur le Parti des Indigènes de la République.

André Volt

Eléments pour l’atelier/débat sur le Postmodernisme

Définitions

Postmodernisme:
Impostures intellectuelles p.11:
« Courant intellectuel caractérisé par le rejet des Lumières, par des élaborations théoriques indépendantes de tout test empirique, et par un relativisme cognitif et culturel qui traite les sciences comme des « narrations » ou des constructions sociales parmi d’autres. »

Relativisme:
Impostures intellectuelles p.53:
« Toute philosophie qui prétend que la validité d’une affirmation est relative à un individu et/ou à un groupe social. »

Relativisme cognitif:
Les tenants de cette doctrine mettent en cause toute connaissance du réel. La connaissance n’a pas la possibilité d’accéder au réel tel qu’il est.

Relativisme culturel:
Wikipedia:
Le relativisme culturel est la thèse selon laquelle les croyances et activités mentales d’un individu sont relatives à la culture à laquelle appartient l’individu en question. Dans sa version radicale, le relativisme culturel considère que la diversité culturelle impose que les actions et croyances d’un individu ne doivent être comprises et analysées que du point de vue de sa culture.
[Il] est parfois ramené à sa composante de relativisme moral dit aussi relativisme éthique, thèse selon laquelle il n’est pas possible de déterminer une morale absolue ou universelle mais que les valeurs morales ne valent qu’à l’intérieur de frontières culturelles, où le code moral est le produit des coutumes et des institutions du groupe humain considéré.

Constructivisme:
Wikipedia:
Le constructivisme, en épistémologie, est une approche de la connaissance reposant sur l’idée que notre image de la réalité, ou les notions structurant cette image, sont le produit de l’esprit humain en interaction avec cette réalité, et non le reflet exact de la réalité elle-même.

Science:
Pseudosciences & Postmodernisme p.41:
« Vision du monde qui accorde la 1ere place à la raison et à l’observation, et qui vise à acquérir un savoir précis du monde naturel et social. Elle se caractérise avant toute chose par l’esprit critique, à savoir l’engagement à soumettre ses assertions à la discussion publique, à en tester systématiquement la validité par l’observation ou l’expérience, et à réviser ou abandonner les théories qui ne résistent pas à cet examen ou à ces tests. »

Science et postmodernisme

La pratique scientifique implique une vision réaliste. C’est à dire reconnaitre le fait qu’il existe une réalité extérieure indépendante de notre esprit et qui se différencie des représentations que nous en avons. C’est le monde réel qui détermine nos représentations même si elles sont traduites par nos sens et notre cerveau. Ces derniers, produits par l’évolution et la confrontation à l’environnement, nous permettent d’avoir une image du réel assez fiable pour pouvoir interagir de manière cohérente et efficace avec notre environnement. Les constructivistes radicaux excluent cette possibilité car la manière dont nous interagissons avec notre environnement, aussi cohérente soit-elle, serait elle aussi profondément (uniquement?) déterminée par notre esprit. Nous nous retrouverions donc dans l’impossibilité de dire si nous interagissons objectivement de manière cohérente avec notre environnement. Cette opinion exclue toute possibilité d’interagir avec la réalité et donc de la modifier.
Chez les postmodernistes on retrouve soit une position idéaliste radicale et anti-réaliste qui veut que rien n’existe en dehors de nos représentations (nous « construirions » donc littéralement le monde avec nos représentations), soit l’idée qu’un monde réel extérieur existe bel et bien mais que nous ne pouvons pas en connaitre la nature puisque nous n’y avons accès qu’indirectement à travers nos sensations et que notre raisonnement et nos sens sont relatifs à une certaine culture. Nous n’aurions donc radicalement pas la même vision du monde qu’une personne d’une culture différente. Si certaines bases de la pensée postmodernes peuvent se justifier, comme le fait que nos préjugées et notre socioculture peuvent agir sur notre perception du monde, ce sont bien ses excès et son extrémisme qui sont mis en cause.
Là où le positivisme permet d’établir une échelle de valeur entre les différentes formes d’interprétation du monde, pour le postmoderniste tout se vaut et la science est mise au même niveau que le mythe ou l’art pour expliquer le monde.
Cette citation d’Ashis Nandy, sociologue indien, résume bien le relativisme auquel les postmodernes soumettent la méthode scientifique:
« Nous devons apprendre à rejeter la prétention à l’universalité de la science. La science n’est pas moins déterminée par la culture et la société que n’importe quelle autre activité humaine. »

Applications de la pensée postmoderne

Postmodernisme et sciences humaines:

Impostures Intellectuelles p.206:

« Les conséquences culturelles les plus graves du relativisme proviennent de son application en sciences humaines. L’historien anglais Eric Hobsbawn dénonce en termes éloquants la croissance des modes intellectuelles « postmodernes » dans les universités occidentales, en particulier dans les départements de littérature et d’anthropologie, qui impliquent que tous les « faits » qui prétendent à une existence objective sont simplement des constructions intellectuelles. En bref, qu’il n’y a pas de différence claire entre les faits et la fiction. Mais il y en a une et, pour les historiens, même pour les anti-positivistes les plus militants parmi nous, il est absolument essentiel de pouvoir distinguer entre les deux. »

Le constructivisme comme outil de pouvoir aux mains des intellectuels, de Jean-Jacques Rosat:

Une illustration particulièrement saisissante de cet idéalisme linguistique est un article de Bruno Latour – sociologue et philosophe des sciences de renommée internationale qui enseigne aujourd’hui à Sciences-Po – sur la tuberculose et Ramsès II. Ce pharaon égyptien a vécu entre 1300 et 1235 (environ) avant J.-C. Or, en 1976, des analyses pratiquées sur sa momie, transportée depuis le musée du Caire jusqu’à l’hôpital du Val-de-Grâce à Paris, ont établi qu’il est vraisemblablement mort de la tuberculose. Voilà une difficulté philosophique redoutable, s’exclame Latour : comment le pharaon « a-t-il pu décéder d’un bacille découvert par Robert Koch en 1882 » ? Pour le bon sens réaliste, il n’y a aucune énigme : le bacille existait et agissait depuis très longtemps ; puis, un jour, Koch l’a découvert ; où est le problème ? Impardonnable naïveté, répond Latour, qui développe alors une forme radicale de constructivisme des faits : « Avant Koch, le bacille n’a pas de réelle existence. […] Les chercheurs ne se contentent pas de “dé-couvrir” : ils produisent, ils construisent. […] Affirmer, sans autre forme de procès, que Pharaon est mort de la tuberculose revient à commettre le péché cardinal de l’historien, celui de l’anachronisme. » Comme si un historien affirmait qu’il est mort d’une rafale de mitraillette : la mitraillette n’existait pas avant qu’on la fabrique ; le bacille n’existait pas non plus avant que la science le « construise ».

Le problème de Latour est qu’il confond totalement réel et concept. Pour les matérialistes le bacille a une réalité physique indépendante des concepts que l’on peut développer suite à sa découverte. C’est d’ailleurs un paradoxe chez Latour et les idéalistes radicaux car lorsque le bacille de Koch est découvert il n’est pas encore doté du concept de « bacille de Koch », ce n’est qu’une forme de vie originale qui est découverte et qui sera ensuite nommée. Comment le scientifique pourrait-il créer le bacille à travers son concept alors qu’au moment de sa découverte il n’est pas encore conceptualisé? Simplement parce que l’existence dudit bacille est indépendant du concept qu’on lui colle dessus et qu’elle lui est antérieure.

Postmodernisme et politique:

Le constructivisme comme outil de pouvoir aux mains des intellectuels, de Jean-Jacques Rosat:

Dans la troisième partie de 1984, O’Brien, le représentant de l’intelligentsia dirigeante, impose à l’homme ordinaire qu’est Winston une succession alternée de séances de tortures et d’entretiens philosophiques, au cours desquels il s’emploie à le débarrasser de son réalisme naïf et à lui inculquer des conceptions nouvelles : les faits historiques aussi bien que les vérités mathématiques sont construits ; ils varient continuellement en fonction des intérêts et des besoins de la société dont la définition est aux mains de l’élite au pouvoir ; si la réalité n’existe que dans les esprits et si les dominants peuvent imposer à tous les esprits les mêmes croyances (ce qui n’est qu’une affaire de technologie), la révolte n’a plus aucun sens. Le bourreau imaginé par Orwell est un philosophe constructiviste. « Ce qu’il y a de vraiment effrayant dans le totalitarisme, pensait en effet Orwell, ce n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque au concept de vérité objective. […] La vérité [est] quelque chose qui existe en dehors de nous, quelque chose qu’il faut découvrir, et non quelque chose que l’on peut inventer selon les besoins du moment. » La leçon philosophique et politique de 1984, c’est que la liberté et la démocratie sont incompatibles avec le relativisme et le constructivisme généralisés. « Et cependant, c’était lui qui avait raison ! Ils avaient tort, et il avait raison. Il fallait défendre l’évident, le bêta et le vrai [the obvious, the silly and the true]. Les truismes sont vrais, cramponne-toi à cela. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau est humide, et les objets qu’on lâche tombent vers le centre de la terre. Avec le sentiment […] qu’il posait un axiome important, il écrivit : “La liberté, c’est de dire que deux et deux font quatre. Quand cela est accordé, le reste suit.” »

Pseudosciences & Postmodernisme:

« [I]l n’y a jamais eu une science sans présupposés, une science « objective », vierge de valeurs et dépourvue de vision du monde. […] Le fait que le système de Newton a conquis le monde n’a pas été la conséquence de sa vérité et de sa valeur intrinsèque ou de sa force de persuasion, mais plutôt un effet secondaire de l’hégémonie politique que les Britanniques avaient acquise à cette époque et qui s’est transformée en empire.[…]
Les faits sont simplement les suivants: une idée née des Lumières – c’est-à-dire une idée issue de la civilisation occidentale à une époque bien précise – s’est érigée en vérité absolue et a proclamé qu’elle était un critère valable pour tous les peuples et à toutes les époques. Nous avons là un parfait exemple d’impérialisme occidental, une impudente affirmation de suprématie. […]
Les décisions motivées par une vision du monde fondée sur la race déterminent la structure de base – le principe ou phénomène élémentaire – sur laquelle se fonde une science. […] Un allemand ne peut observer et comprendre la nature que selon ses caractéristiques raciales. »

Citation d’Ernst Krieck, idéologue nazi et recteur de l’université de Heidelberg de 1937 à 1938.

Le PIR:

Aujourd’hui la formation politique française postmoderne la plus emblématique est certainement le Parti des Indigènes de la République. Le PIR, qui entend défendre les intérêts des « racisés » (non blancs), soutient que l’homosexualité est propre à l’occident et dénonce « la tentative de faire de l’homosexualité une identité universelle qui serait partagée par tous les peuples et toutes les populations. » Il dénonce également le  « philosémitisme d’État », qui se traduit par un « traitement privilégié dont bénéficie la répression de l’antisémitisme par rapport aux autres racismes ». Sa porte parole, Houria Bouteldja, condamne les couples mixtes dans lesquels ses « grandes sœurs » seraient« envoûtées » par le « prince charmant blanc » et se rendraient complice du système raciste. Ces positions sont une traduction politique exemplaire du relativisme culturel.

Revendiquer un monde décolonial, entretien de la revue Vacarme avec Houria Bouteldja:

« La perspective décoloniale, c’est s’autoriser à se marier avec quelqu’un de sa communauté. Rompre la fascination du mariage avec quelqu’un de la communauté blanche. C’est tout sauf du métissage — une notion que je ne comprends pas d’ailleurs, je ne sais pas ce que c’est. Pour des générations de femmes et d’hommes, je parle surtout des maghrébins, le mariage avec un blanc était vu comme une ascension sociale. Pour les filles, les hommes blancs étaient vus comme moins machos que les arabes ; pour les garçons, une fille blanche, c’était une promotion. La perspective décoloniale, c’est d’abord de nous aimer nous-même, de nous accepter, de nous marier avec une musulmane ou un musulman, un noir ou une noire. »

Postmodernisme et anarchisme:

Du côté de l’anarchisme l’adoption des thèses postmodernes pose aussi problème. Le relativisme culturel peut se traduire ainsi: Si l’autre n’est pas de ma culture, il n’a pas accès à la même réalité et ne peut donc pas me comprendre. Appliqué aux rapports de domination cela donne: Si l’autre ne subit pas la même oppression, il n’a pas accès à la même réalité et ne peut donc pas me comprendre. Dans cette logique on comprend que certaines pratiques telle que l’organisation non-mixte systématique (en dehors des cas où elle peut se justifier d’un point de vue psychologique explicite) puissent se développer dans les milieux militants postmodernes.
Cette logique mène à un communautarisme qui isole davantage les individus, participe à entretenir les aprioris et va donc à l’encontre de l’objectif initial qui est de défaire les préjugés.

L’adoption du relativisme culturel par certains anarchistes peut également nous amener à des situations incroyables, comme celle où les organisateurs du salon du livre anarchiste de Montréal entendent dire aux participants de quelle manière ils doivent s’habiller et comment se coiffer:
« Nous demandons aux gens qui participent au Salon du livre anarchiste d’être conscientEs de leurs habillements, coiffures (eg: dreadlocks ou “mohawk”) et façons d’êtres, et de garder en tête que ceux-ci peuvent être oppressifs pour les autres participantEs. L’appropriation culturelle est pernicieuse. Les actes qui la composent ne sont pas des gestes individuels, ce sont des gestes qui participent à une idéologie dominante de laquelle nous sommes toutes et tous en constante déconstruction.
L’appropriation culturelle est l’adoption ou le vol d’icones, de rituels, de critères esthétiques et de comportements issues d’une culture ou sous-culture par un autre.
[…] Nous souhaitons que le Salon du livre anarchiste soit le plus sécuritaire possible. »

Les canulars

Alan Sokal

Le premier à vouloir souligner l’absurdité des thèses pomos et leur manque de rigueur intellectuelle à travers un canular est le physicien américain Alan Sokal.
En 1996 il a fait publier par une revue d’études culturelles postmoderne appellée Social Text un article de sa création:  « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ». Dans cet article il adopte « un constructivisme social extrêmement radical, en particulier l’idée selon laquelle la réalité physique (et non seulement nos théories sur celle-ci) est « une construction linguistique et sociale » (tiré des Commentaires sur la parodies dans Impostures intellectuelles). Il y utilise un langage scientifique, pseudo-scientifique et y multiplie les références à des auteurs postmodernes. Cet ouvrage truffé d’incohérences et d’approximations sera pourtant bien publié.
Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin

En mars 2015 ces deux sociologues recourent à la même méthode contre Michel Maffesoli en faisant publier dans la revue Sociétés un texte intitulé « Automobilités postmodernes : quand l’Autolib’ fait sensation à Paris». Cette entreprise a pour but de « démonter de l’intérieur, en toute connaissance de cause, la fumisterie de ce que nous appellerons le « maffesolisme » – c’est-à-dire, bien au-delà de la seule personnalité de Michel Maffesoli, le fondateur et directeur de la revue Sociétés, une certaine « sociologie interprétative/postmoderne » à vocation académique » (Le maffesolisme, une « sociologie » en roue libre. Démonstration par l’absurde, Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin). Ce canular nous rappelle aussi que la vision postmoderne n’est pas hégémonique au sein des sciences sociales.

L’imposture, c’est Maffesoli, par Pierre Mercklé:

« L’article[…] se propose de démontrer que la diffusion de la voiture de location entraîne un basculement de toute la société dans l’ère « post-moderne », thématique chère à Michel Maffesoli. Sauf qu’il n’y a pas de terrain, pas de données, pas d’analyse, seulement des formulations délirantes et incompréhensibles et une bibliographie citant ad nauseam Maffesoli, ses maîtres à « penser » et ses élèves. »

Philippe Huneman et Anouk Barberousse

Le 1er avril 2016 les philosophes Philippe Huneman, directeur de recherche au CNRS, et Anouk Barberousse, professeure à l’université Paris Sorbonne révèlent qu’ils ont fait publier dans le numéro 4 de la revue anglophone Badiou Studies un article intitulé « Ontologie, neutralité et aspiration au (non-)être-queer » sous le faux nom de Benedetta Tripodi. La trentaine de pages de l’article n’est qu’un canular visant à « exposer l’inanité d’une légitimation de la pensée Badiou comme lumière ou horizon de notre temps ».
Les auteurs entendent par ce biais tirer la sonnette d’alarme sur l’état de la philosphie en France et dans le monde ainsi que sur la médiatisation dont peuvent jouir certaines personnes malgré l’incohérence et le manque de sérieux de leurs positions philosophiques.

Ce contenu a été publié dans Tribune libre, avec comme mot(s)-clé(s) . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Éléments pour l’atelier/débat avec la CNT-AIT sur le Postmodernisme

  1. Hoarau dit :

    Très bien.

Les commentaires sont fermés.