Science morale

Nous sommes nombreux à soutenir que science et morale sont deux univers distincts, voire même qu’elles sont hermétiques l’une à l’autre. La première a pour objet d’établir des connaissances. Elle dit ce qui est. La seconde nous dit ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Elle se préoccupe de définir ce qui est bien et ce qui est mal.
A priori donc, il s’agit bien de deux domaines de compétence distincts et on donnera raison à ceux qui revendiquent que la science ne fait pas de morale et que la morale n’a pas à empiéter sur la science. La science n’est pas compétente pour déterminer ce qui relève du bien ou du mal et la morale n’est pas compétente lorsqu’il s’agit de dégager des connaissances. C’est cet hermétisme que nous allons questionner en reprenant l’idée morale de Kropotkine.

La morale naturelle

Comme nous l’avons vu dans La morale anarchiste[1], Kropotkine défend l’idée d’un sens moral inné chez l’Homme. Il obéit, comme toutes les espèces animales, à une loi biologique simple : « Rechercher le plaisir, éviter la peine ».[2] Ce plaisir et cette peine correspondent à ce que nous percevons comme étant utile ou nuisible et c’est ce grâce à quoi les espèces croissent et survivent. Sans cette recherche du plaisir et cette crainte de la peine, la vie même serait impossible car nous n’aurions aucune motivation à nous maintenir en vie et à nous reproduire. Kropotkine nous invite donc à adopter une conception morale naturaliste et utilitariste : Est bon ce qui est le plus utile à l’individu et, parce qu’il est un animal social empathique, à ses semblables. Est mauvais ce qui leur est néfaste. Si une telle conception nie la possibilité d’actes désintéressés et « authentiquement » altruistes au profit d’un égoïsme motivant toutes nos actions, il ne faut pas se méprendre sur le sens d’ « égoïsme ». Ce dernier n’est pas incompatible avec l’entraide et l’empathie car elles sont autant de sources de gratification qui vont motiver l’individu, le pousser à agir. On ne parle d’égoïsme que parce que les actes altruistes obéissent à la même recherche de gratification que le reste de nos actions dites « intéressées ».

Cet utilitarisme pose cependant question. S’il est inhérent à la nature humaine, comment se fait-il que nous n’ayons pas tous la même conception du bien et du mal ? L’inquisiteur qui brûle des hérétiques et le laïque qui milite pour la séparation des églises et de l’État ne sont-ils pas tous les deux convaincus de faire ce qui est juste ? Leurs actions ne sont-elles pas guidées par la morale ? Au regard de la morale naturelle, il est impossible que deux conceptions morales opposées soient toutes les deux vraies car ce qui est utile ou néfaste pour l’espèce l’est objectivement. Il n’y a qu’une vraie morale possible. La différence entre les deux ne semble pouvoir venir que d’une différence d’appréciation de ce qui sert ou non les intérêts de l’humanité. L’un jugera qu’il lui revient de sauver nos âmes qui risqueraient de souffrir de tourments éternels, l’autre que le poids des dogmes religieux sur le politique rend les hommes plus malheureux qu’autre chose. Pour revenir sur ce qui a été dit plus haut, le plaisir et la peine résultent de ce que nous percevons comme étant utile ou nuisible, pas de ce qui l’est objectivement. Et on ne juge pas pareillement de ce qui est utile ou nuisible selon les connaissances dont on dispose. En somme, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

La science anarchiste

Pour savoir ce qui est objectivement bien ou mal, vraiment utile ou nuisible, il faudrait être en mesure d’anticiper toutes les conséquences de nos actes. Ce qui revient, dans un monde complexe assimilable à un système chaotique, à être omniscient, ce qui n’est pas une mince affaire. Si nous devons donc abandonner l’espoir de déterminer ce qui est absolument bon ou mauvais, il n’en reste pas moins que notre cerveau fonctionne de manière utilitariste et il faut donc nous résoudre à nous en accommoder. Si l’omniscience est inaccessible, nous pouvons cependant développer notre connaissance du monde. Et plus nos connaissances s’accroissent, plus nous sommes en mesure de donner un jugement éclairé sur ce qui est réellement utile ou nuisible. La science, qui est ce qui se fait de mieux pour établir des connaissances, est l’outil qui nous permet de connaître les lois de la nature et de les utiliser à notre avantage. Elle nous permet également de prendre de la distance par rapport à nos émotions pour juger des choses. Prenons l’exemple d’un médicament au goût amer. Si nous nous contentons de suivre les recommandations de la nature, nous repousserons le médicament qui n’a pas bon goût car il nous paraît néfaste. Ce n’est que parce que je suis en mesure d’anticiper les conséquences qu’il aura sur mon organisme et que j’ai connaissance des bienfaits qu’il va m’apporter que je me résous, malgré le dégoût, à l’avaler. Aussi c’est la même connaissance des risques de cancer et autres maladies qui va m’éloigner du plaisir procuré par l’alcool ou le tabac. La connaissance a donc une valeur morale car connaître, c’est juger mieux de ce qui est utile et accéder plus efficacement au bonheur. Il semble alors évident que la science, entant qu’elle produit les connaissances les plus fiables qui soient, doit nécessairement être la base de toute entreprise éthique. Nous ne nous étonnerons donc pas de voir Kropotkine faire de l’anarchie, qui vise le bonheur humain, une science :

« L’Anarchie est une conception de l’univers basée sur une interprétation mécanique des phénomènes, qui embrasse toute la nature, y compris la vie des sociétés. Sa méthode est celle des sciences naturelles, et par cette méthode toute conclusion scientifique doit être vérifiée. Sa tendance est de fonder une philosophie synthétique qui comprendrait tous les faits de la nature, y compris la vie des sociétés humaines et leurs problèmes politiques, économiques et moraux ».[3][4]

 

[1] https://refractairejournal.noblogs.org/post/2019/08/07/la-morale-anarchiste-de-kropotkine-1889/

[2] La Morale Anarchiste, Kropotkine, 1889

[3] La Science Moderne et l’Anarchie, Kropotkine, 1901

[4] Cette proximité entre science et anarchie n’est pas le seul fait de Kropotkine comme le rappelle le très pertinent Gaston Leval : « Quand je compare l’école philosophique libertaire à celles dont j’ai connaissance au long de l’histoire de la pensée humaine, je ne trouve d’exemple comparable que dans les écoles qui dans la Grèce antique ont créé une lumière qui nous éclaire encore. Un Proudhon, un Bakounine, un Elisée Reclus, un Kropotkine, un Ricardo Mella dans une certaine mesure me rappellent un Anaximandre, un Héraclite, un Anaximène, un Epicure, un Leucippe ou un Démocrite, cherchant l’origine de la vie, s’évertuant à sonder la matière, fondant la science expérimentale en même temps qu’une philosophie de l’homme où l’éthique individuelle s’harmonisait avec le mécanisme du cosmos. Les fondateurs de l’anarchisme social et socialiste (je laisse à part les individualistes, qui en général ont tout gâté) ont suivi le même chemin. Toutes les connaissances, toutes les sciences, toutes les activités intellectuelles les ont attirés. Bakounine suivant pas à pas les découvertes de la physique, de la chimie organique, de l’astronomie (il énonçait des conceptions astronomiques qui valent encore d’être méditées), de la physiologie, de la psychologie, de la sociologie, etc… Elisée Reclus associant l’histoire et la géographie, toutes les manifestations de la vie tellurique et celles des hommes dans leurs activités fécondes, élaborant harmonieusement une culture humaniste universelle. » http://kropot.free.fr/Leval-crisanar.htm

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Une réponse à Science morale

  1. chantal thomas dit :

    tres bien! je pourrais ajouter les lois des pulsions exp il semble bien que les etres sont aussi régies par une loi qui est la conservation de l’espece :quand on pense que donner la vie c’est aussi donner la souffrance et la mort et pourtant ….
    le texte renforce l’idée de tolérance face aux attitudes incompréhensibles pour nous , il faut savoir que la personne adoptera toujours l’attitude si non la plus agréable au moins la moins terrible ou la moins éffrayante cela aide à supporter les gens ,voir même parfois à les comprendre ou à avoir de l’empathie. merci pour ce texte

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