« La revendication abstraite de la liberté nous semble pure démence, et l’esprit qui l’inspire ne peut mener un mouvement qu’au chaos et à la déliquescence. »

Gaston Leval écrivait à la fin des années 1960 qu’ « une grande confusion a toujours régné dans le mouvement anarchiste au sujet de [la liberté] et de sa signification. » Dans La crise permanente de l’anarchisme[1] il s’en prend de manière virulente à la tendance qu’ont les anarchistes de son époque à placer les libertés individuelles au dessus de tout.

« Pour l’ensemble des anarchistes, la liberté constitue l’alpha et l’oméga de ce qu’il y a de supérieur en ce monde et leur préférence pour l’organisation en groupuscules, leur refus de considérer la société comme un vaste ensemble organique cohérent dont il faut savoir tenir la viabilité viennent avant tout de cet amour illimité de la liberté qui, de plus, a l’avantage de ne demander ni responsabilité historique, ni responsabilité personnelle. »

S’il peut être a priori troublant de lire un anarchiste s’insurger contre ceux qui revendiquent la liberté, il faut comprendre qu’il s’agit ici d’une certaine conception de la liberté. Cette conception moderne de la liberté[2], que l’on pourrait qualifier d’individualiste, de licence, s’oppose à la conception républicaine de la liberté telle qu’entendue notamment par Rousseau dans Du Contrat Social :

« Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de ce qu’il possède. »
CS, I, IX

Il s’agit ici de concevoir la liberté comme une chose collective issue de la vie en société. Le contrat social, soit toute société, né de la volonté ou de la nécessité d’assurer la paix et la sécurité de ses membres grâce à la force collective qu’ils constituent. La liberté ne consiste donc pas en l’indépendance vis-à-vis du corps social, mais à l’autonomie dont jouit chaque individu en son sein et donc à sa souveraineté politique, soit à sa capacité à légiférer. Cette liberté est la « seule [qui] rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » CS, I, IX

Sébastien-Melchior Cornu, La République
Référence à la liberté républicaine comme souveraineté populaire, soit l’autonomie, et à la démocratie antique.

Ce n’est clairement pas contre la liberté républicaine que s’insurge Leval, mais contre la revendication de la seule liberté entendue comme licence, de sa conception individualiste excluant toute « responsabilité personnelle ». Car si la vie en société confère une puissance supérieure aux individus à travers la force commune, elle implique également des obligations envers nos semblables et de voir notre propre volonté parfois contrariée.

« [C]haque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme Citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement n’en est onéreux pour lui, et regardant la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement que seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui donnant chaque Citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle[…]»
CS, I, IX

Nous ne pouvons pas être citoyens sans être sujets et il nous faut également obéir là où nous commandons. Nous obéissons d’autant plus volontiers à la loi que nous la faisons et c’est à cette seule condition que nous pouvons nous prétendre libres. Mais vouloir jouir des avantages de la vie en société, de la liberté politique du citoyen tout en voulant conserver la liberté naturelle, son indépendance par rapport au corps social, soit ne pas vouloir assumer les devoirs du sujet, ne peut être excusé que pour les enfants que l’on n’aurait pas encore pris soin d’éduquer correctement.

Aussi, le conception de la vie en société de Leval n’est pas si extravagante pour un anarchiste. Elle correspond d’ailleurs à celle que Bakounine dépeint dans son Catéchisme révolutionnaire.

« La liberté, c’est le droit absolu de tout homme ou femme majeurs, de ne point chercher d’autre sanction à leurs actes que leur propre conscience et leur propre raison, de ne les déterminer que par leur volonté propre et de n’en être par conséquent responsables que vis-à-vis d’eux-mêmes d’abord, ensuite vis-à-vis de la société dont ils font partie, mais en tant seulement qu’ils consentent librement à en faire partie.
Il n’est point vrai que la liberté d’un homme soit limitée par celle de tous les autres. L’homme n’est réellement libre qu’autant que sa liberté, librement reconnue et représentée comme par un miroir par la conscience libre de tous les autres, trouve la confirmation de son extension à l’infini dans leur liberté. L’homme n’est vraiment libre que parmi les autres hommes également libres ; et comme il n’est libre qu’à titre d’humain, l’esclavage d’un seul homme sur la terre, étant une offense contre le principe même de l’humanité, est la négation de la liberté de tous.
La liberté de chacun n’est donc réalisable que dans l’égalité de tous. La réalisation de la liberté dans l’égalité du droit et du fait est la justice. »
Catéchisme révolutionnaire, Principes généraux

La condition de libre association est la même chez Rousseau et chez Bakounine, et il est évident que lorsque nous consentons à faire société nous acceptons de faire des concessions, qui se manifestent à travers nos devoirs, parce que nous trouvons un bénéfice supérieur à vivre avec nos semblables. Aussi lorsque notre volonté particulière se confronte à la volonté générale, nous nous y soumettons librement car c’est tout aussi librement que nous décidons de faire société et d’assumer les devoirs qui en découlent.

C’est par considération pour ces devoirs envers nos prochains, boudés par certains anarchistes, que Leval va préférer la revendication d’une société fondée sur la solidarité à celle d’une société fondée sur la liberté.

Depuis plus de quarante ans, je répète que la solidarité est un principe supérieur à la liberté, car elle implique, pour être réelle, le respect de cette dernière, tandis que le respect de la liberté n’implique nullement la pratique de la solidarité sans laquelle il n’est pas d’existence collective, donc individuelle, possible.[…]

Liberté… solidarité (ou fraternité), la différence est énorme. Que l’on dise «Notre but est l’instauration d’une société d’hommes libres, le triomphe de la liberté», ou «Notre but est l’instauration d’une société égalitaire et fraternelle» peut, si l’on n’y réfléchit pas, avoir une signification identique. Il est pourtant loin d’en être ainsi. La liberté n’est pas une conception structurelle de la société qui est, elle, un organisme extrêmement compliqué en dehors duquel, répétons-le inlassablement, aucun individu ne peut vivre. Elle n’implique pas inévitablement la coordination des activités nécessaires du point de vue économique, culturel, social, sans lesquelles l’existence est impossible.

Pour la majorité des anarchistes elle n’a été qu’une vision imaginaire et inorganique de la vie sociale… désocialisée, une justification de la négation érigée en principe. Sous prétexte de liberté de l’individu, chacun travaillerait selon ses forces et selon sa volonté, quand et comment il le voudrait; surtout consommerait selon ses besoins. Je me souviens d’une controverse à laquelle j’assistais à Buenos Aires en 1925, entre un propagandiste georgiste et un orateur anarchiste-communiste très connu. Le premier posait des questions pertinentes et précises sur la façon dont serait organisée la production et la distribution dans une société anarchiste. Et le second lui répondait, à grands coups d’effets oratoires et d’impressionnants mouvements de chevelure: «L’anarchie ne s’occupe pas et n’a pas à s’occuper de questions économiques… l’anarchie n’a rien à voir avec l’organisation de la production car l’anarchie c’est la liberté, la liberté complète de l’individu, la liberté de l’oiseau qui vole et fend l’air à son gré…». Tant de sottise était ce qui dominait et ceux qui, comme moi, réagirent contre elle furent, naturellement, taxés de traîtres, de déviationnistes, quand ce ne fut pas d’agents provocateurs.

Nombre d’anarchistes-communistes italiens en sont encore là. Selon eux, la révolution espagnole fut la négation de l’anarchie parce que chacun ne faisait pas ce qu’il voulait dans les collectivités, mais acceptait de s’assujettir aux normes collectives de travail, parce que l’activité des villages, des cantons, des syndicats était coordonnée selon les exigences des besoins généraux dans une société civilisée.

Par contre, nous prenons la deuxième définition: «notre but est l’instauration d’une société égalitaire et fraternelle», tout change, d’abord parce que le postulat de fraternité suppose des rapports inter-individuels solidaires, et l’instauration de cette société suscite dans la pensée, dans l’imagination, dans les faits une œuvre créatrice d’ensemble, une organisation responsable de la société impliquant des devoirs autant que des droits. Dans le premier cas, le bavardage pseudo-philosophique constitue la caractéristique intellectuelle dominante. Dans le second, tout ce qu’implique la sociologie oblige à des études, à des analyses constantes qui ne se prêtent pas au camouflage d’une fausse érudition. Il n’est pas besoin d’étudier, de se cultiver pour être libre car, en fin de compte, n’importe quel animal sauvage l’est, et pour l’homme c’est simplement pouvoir faire ou ne pas faire ce qu’il veut.

Mais être solidaire, c’est agir responsablement, en tenant compte de l’existence des autres, en prenant part aux activités sociales dans la mesure où cela incombe à chacun de nous. Ce qui implique un comportement moral et pratique responsable.

Dans ce dernier cas, sommes-nous réellement libres? La réponse peut varier selon l’art d’accumuler des mots. Mais si nous n’avons pas recours aux arguties «philosophiques», elle nous apparaît négative. Je ne suis pas libre de ne pas aller à mon travail à l’heure établie, sans quoi le journal que nous imprimons ne paraîtrait pas à temps ; un médecin n’est pas libre d’aller se promener quand ses malades l’attendent, un chauffeur d’automobile de rouler à droite ou à gauche comme bon lui semble, un boulanger de ne pas bien pétrir comme il le faut la pâte avec laquelle il fera le pain. Toute la vie sociale est faite de devoirs qui doivent être accomplis régulièrement et selon les engagements pris par chacun, même quand parfois nous préférerions disposer de notre temps à notre guise. Le sentiment de solidarité l’emporte sur la liberté, et aucune société ne serait viable s’il n’en était pas ainsi. La revendication abstraite de la liberté nous semble pure démence, et l’esprit qui l’inspire ne peut mener un mouvement qu’au chaos et à la déliquescence. »

Cette revendication abstraite de la liberté, dont le succès peut difficilement nous surprendre dans nos sociétés individualistes, se traduit chez certains anarchistes par un rejet du travail non entant qu’activité aliénée par le salariat, mais entant que travail.

 

 

Revendiquer son outil de travail ou ne plus travailler?

 

 

 

Cette ambition délirante, totalement étrangère à la réalité de la vie en société, ne saurait ni aboutir à un projet de société viable, ni être audible pour le commun des mortels. Refuser de travailler c’est refuser de se rendre utile à la société qui nous protège de l’arbitraire d’autrui. C’est jouir du travail d’autrui et se placer dans la même position que le capitaliste qui vit de l’extorsion de la plus-value générée par ses employés.

« Le travail étant le seul producteur de richesse, chacun est libre sans doute soit de mourir de faim, soit d’aller vivre dans les déserts ou dans les forêts parmi les bêtes sauvages, mais quiconque veut vivre au milieu de la société doit gagner sa vie par son propre travail, au risque d’être considéré comme un parasite, comme un exploiteur du bien, c’est-à-dire du travail d’autrui, comme un voleur.
Le travail est la base fondamentale de la dignité et du droit humains. Car c’est uniquement par le travail libre et intelligent que l’homme, devenant créateur à son tour et conquérant, sur le monde extérieur et sur sa propre bestialité, son humanité et son droit, crée le monde civilisé. »
Catéchisme Révolutionnaire, Organisation sociale

Aussi il faudrait demander à ceux qui rejettent toutes les contraintes de la vie en société, toute possibilité de voir leur volonté mise en minorité, toute forme de travail, à quel genre de société ils aspirent. Veulent-ils vivre d’amour, de soumission au plus fort et d’eau fraîche? Réalisent-ils que toute les productions humaines issues de l’intelligence et du travail collectif leur seront inaccessibles? Que la sécurité assurée par le corps collectif leur sera enlevée? A moins qu’ils ne s’imaginent conserver tous ces avantages sans assumer leurs devoirs, ce qui relèverait de la démence.

[1] http://kropot.free.fr/Leval-crisanar.htm

[2] La distinction entre liberté des anciens et liberté des modernes a déjà été rapidement évoquée ici : Quelle liberté pour l’anarchie?

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3 réponses à « La revendication abstraite de la liberté nous semble pure démence, et l’esprit qui l’inspire ne peut mener un mouvement qu’au chaos et à la déliquescence. »

  1. un compagnon dit :

    dans le même ordre d’idée, l’affiche éditée par Mujeres Libres le lendemain de la Révolution du 19 juillet 1936 « organisation de l’indiscipline », qui choqua les Communistes qui n’avaient lu que le titre …

    http://cnt-ait.info/2020/03/19/organisation-indiscipline/

  2. Lectrice dit :

    Il vous faudrait lire autant Bolo’Bolo que les anarchistes de praxis ou les individualistes

    • REFRACTAIRE dit :

      On accepte les articles critiques des dites œuvres dans la « tribune libre ». N’hésitez pas à les soumettre par mail.

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