Quelle liberté pour l’anarchie?

Dans son discours[1] prononcé à l’Athénée royal de Paris en 1819, Benjamin Constant établit une distinction entre deux conceptions de la liberté. La liberté des anciens et la liberté des modernes.

La liberté des anciens, ou liberté politique, consiste « à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière ». Nous sommes libres dès lors qu’on participe aux affaires publiques, qu’on participe à établir les lois auxquelles nous devons obéir. L’individu est gratifié par l’exercice politique car il vit dans une cité dont la taille restreinte lui permet de peser politiquement et d’être reconnu: « Chacun sentant avec orgueil tout ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience de son importance personnelle, un ample dédommagement » aux sacrifices faits pour préserver leurs droits politiques.
Cette conception de la liberté aboutit cependant à une prééminence de la société sur l’individu: « en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. »
Constant évoque les travers des sociétés anciennes dans lesquelles aucune indépendance n’est laissée à l’individu: « Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les éphores[2] ne s’offensent. Dans les relations les plus domestiques, l’autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien[3] ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. A Rome, les censeurs portent un œil scrutateur à l’intérieur des familles. Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n’y a rien que les lois ne règlent. »
Cette liberté a pour conséquence contradictoire d’accorder aux individus la souveraineté politique et d’en faire parallèlement des « esclaves dans tous les rapports privés. » Les droits individuels n’existent pas et l’individu est englouti par la société, il s’y soumet totalement.
Parmi les cités grecques antiques, la plus moderne (dans sa conception de la liberté) serait Athènes dont les citoyens jouissaient d’une relative liberté personnelle par rapport aux autres cités.

La liberté des modernes, ou liberté morale, consiste en la sécurité de la jouissance privée à travers des droits individuels tels que la liberté d’opinion, de culte et la propriété privée. Elle marque une indépendance vis à vis du corps social et la prééminence du droit de l’individu sur celui ci. Mais cette liberté éloigne l’individu des considérations politiques qui s’en remet à un système représentatif sur lequel il n’a que peu d’emprise et ne cherche aucune satisfaction liée à l’exercice de la chose politique car déjà occupé et satisfait par la jouissance de sa sphère privée. De plus l’individu moderne vit dans une société qui n’est pas à la même échelle que les cités grecques antiques, il est noyé dans la masse et la gratification tirée de la reconnaissance liée à l’exercice de la choses politique est largement diminuée: « Perdu dans la multitude, l’individu n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. »
L’individu voit son droit politique réduit au « droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération.

Les différentes expériences socialistes du XXe siècle nous ont montré que la prise de pouvoir, par un parti ou quelque individu, au nom du peuple cumulaient les effets néfastes de ces deux définitions de la liberté. Non seulement les sociétés socialistes autoritaires ne laissent aucune place aux libertés individuelles, à l’image de la Russie bolchévique sous Lénine puis Staline, mais le pouvoir n’est pas exercé collectivement, il est confisqué par un parti ou des individus qui prétendent être les représentants de la volonté populaire. Pour reprendre l’exemple russe, on peut légitimement voir dans l’apparition des soviets une aspiration à l’exercice collectif de la politique, et dans leur mise sous tutelle par le parti bolchévique une confiscation de la souveraineté politique. Alors que le socialisme est censé être synonyme d’émancipation, les individus vivant dans une telle société ne peuvent prétendre jouir ni de la liberté politique ni de libertés privées.

Aussi, entant qu’anarchistes, gardons nous de faire l’impasse sur cette question et essayons de déterminer quelle liberté nous voulons. La réponse déterminera à quel type d’organisation politique nous devrons aspirer.

Quelles sont les limites de la compétence de la collectivité? Doit-on tout décider de manière collective? Doit-on nous même, sous prétexte d’autogestion, légiférer sur tout ce qui peut se prêter au vote? Allons-nous tous, indépendamment de nos compétences, décider de la politique ferroviaire fédérale, par exemple, dans le cadre d’une société fédéraliste libertaire? Même en diminuant le temps de travail, aurons-nous seulement le temps de légiférer sur toutes ces choses? Allons-nous être obligés de sacrifier nos libertés privées pour le besoin de la politique? Avons-nous les compétences pour légiférer sur tout? Si les savants et philosophes antiques pouvaient prétendre à un savoir encyclopédique, l’étendue de nos connaissances rend de telles prétentions fantasques de nos jours.

Le projet fédéraliste libertaire devra nécessairement poser les limites de la légifération collective car nous n’avons ni le temps ni les compétences pour prétendre décider de tout. Il n’est pas souhaitable que l’évaluation des compétences médicales d’un médecin soit soumise au jugement d’une assemblée composée de profanes. Il s’agit de trouver un équilibre entre liberté politique entant que pratique collective, et délégation, représentation (sous couvert de mandat impératif). Il s’agit aussi de déterminer l’échelle à laquelle nous pratiquons collectivement la politique afin qu’elle reste gratifiante et qu’elle permette une reconnaissance de l’individu, de son poids politique afin qu’il se dirige de lui-même vers la pratique politique. Il convient également de trouver l’équilibre entre gratification liée à l’exercice politique et jouissance dans la sphère privée. Une fois que nous aurons entrepris de répondre à ces questions, nous pourrons prétendre au pragmatisme.

[1] De la liberté des anciens comparée à celle des modernes – Benjamin Constant, 1819

[2] Les éphores sont les cinq magistrats spartiates élus par le peuple et qui composent le gouvernement.

[3] Spartiate.

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Une réponse à Quelle liberté pour l’anarchie?

  1. chantal thomas dit :

    c’est l »épine du pied!!! pourtant quand il s’agit d’affaires qui concernent le collectif on est bien obligé de prendre l’avis du collectif

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